En volontariat, par-delà les personnes que l’on apprend à connaître, la culture de la rencontre conduit aussi à appréhender les réalités communautaires, parfois jusqu’à se demander « Qu’est-ce qu’un peuple ? ». C’est cette réalité que nous propose d’explorer Claire Lesegretain, volontaire à Madagascar depuis novembre 2021.
L’une des premières choses que l’on apprend à propos de la Grande Ile, c’est que sa population est composée de 18 ethnies bien repérées géographiquement, linguistiquement, physiquement et culturellement. Les portraits publiés par la plupart des guides de voyage montrent effectivement des Betsimisaraka (ethnie du nord-est renommée pour ses cultures de poivre, girofle, café et vanille), des Bara (nomades du centre-sud parcourant les espaces avec leurs troupeaux de zébus), des Sakalava (peuplant tout l’ouest et principalement agriculteurs et pêcheurs), des Sihanaka (cultivateurs de riz et d’oléagineux dans la région du lac d’Alaotra), ou des Antandroy (ethnie du sud particulièrement résistante au climat aride et sec)…

Cette diversité ethnique n’est pourtant guère repérable par le vazaha (étranger blanc) de passage : tout juste repère-t-il que les Merina (qui représentent 25% de la population) et les Betsileo (12%) des Hautes Terres centrales ont les traits fins, les cheveux lisses et la peau caramel, tandis que les Tandroy, les Antemoro et les Tankarana, comme la plupart des ethnies du littoral, ont les cheveux crépus, la peau chocolat et le nez épaté.
De fait, les études sur le peuplement de Madagascar montrent qu’il résulte d’une succession de vagues migratoires depuis l’arrivée d’Indo-Mélanésiens (les vazimba, considéré par la tradition orale comme les premiers habitants), de Bantous (d’Afrique orientale), d’Arabes (venus commercer à partir de la péninsule arabique), de Chinois (amenés par les colons du XIXe siècle) et d’Européens. Or une sorte de hiérarchisation fait que plus un Malgache a la peau claire et les cheveux lisses, plus il est considéré comme appartenant à une caste supérieure. Si bien qu’il est facile d’opposer les Merina aux « côtiers ».
Pourtant, l’utilisation du terme « côtier » pour désigner les ethnies non-Merina « est mensonger, daté, colonialement connoté, inadapté, inopérant et inopportun », comme l’écrit Loïc Hervouët, dans son excellent « Comprendre les Malgaches » (éd. Riveneuve, 2016). Mensonger car bon nombre d’ethnies non Merina (tels les Betsileos, les Tsimihety, les Bara, les Tanala, les Sihanaka ou les Bezanozana) n’habitent pas sur les côtes et n’ont aucun accès à la mer. Daté et connoté car ce terme a été inventé par l’administration coloniale pour diviser les Malgaches et affaiblir la monarchie Merina, principale adversaire des armées de Gallieni.

Ce terme est également inadapté car les divisions de la société malgache ne se voient pas tant entre les ethnies (les rois Merina se sont alliés avec des princesses sakalava, par exemple), qu’entre les quatre castes, à savoir les andriana (nobles), les hova (bourgeoisie commerçante), les mainty (noirs libres) et les andevo (descendants d’esclaves encore ostracisés dans certaines ethnies). « Entre nobles, riches et importants de chaque ethnie, on se jauge, on se reconnaît et on s’allie le plus souvent ; le fait d’être merina ou non n’y fait rien », précise Loïc Hervoüet.
Le mot « côtier » est également inopérant car les Malgaches se définissent de plus en plus comme « d’abord Malgache » avant de se dire de telle ou telle ethnie. Bien sûr, des préjugés et des rivalités interethniques existent mais pas plus entre Merina et « côtiers », qu’entre Sakalava et Tandroy, ou entre Betsimisaraka et Mahafaly… « Pas une seule guerre sur base ethnique n’a été menée à Madagascar », souligne encore Loïc Hervoüet en rappelant que les seuls affrontements de cette nature ont eu lieu entre Malgaches de toutes origines et Comoriens (ce qu’on appelle le Rutaka, un massacre de plus de 500 Comoriens à Majunga en décembre 1976). Même si elle a laissé quelques traces dans les mémoires, on ne peut assimiler la guerre de conquête et d’unification des rois Merina pour édifier leur Royaume à une guerre ethnique. Et même si, pour se maintenir au pouvoir, Didier Ratsiraka a surfé sur cette soi-disant opposition, les « Côtiers » majoritaires dans le pays ont par deux fois élu un président Merina.

Enfin, ce terme est inopportun car sauf à vouloir entretenir ou réveiller des oppositions factices du temps des colonies, l’accent mis de façon exagérée sur cette dualité supposée entre Merina et « côtier » est « une incitation à la haine raciale », réprimée, à Madagascar, comme en France, par le code pénal.
Il n’empêche que les comportements diffèrent entre les populations des Hautes terres centrales et celles du littoral. Ainsi, travaillant depuis un an comme enseignante de français au grand séminaire de philosophie de l’archidiocèse de Tamatave, je constate souvent que les séminaristes venant des diocèses de Moramanga (appartenant majoritairement à l’ethnie Bezanozano) et d’Ambatondrazaka (appartenant majoritairement aux ethnies Merina et Sihanaka) sont plus réservés, moins bruyants que ceux venant des diocèses de Tamatave et de Fénérive-Est (appartenant majoritairement à l’ethnie Betsimisaraka). Ainsi, lors des sorties de fin de semestre, les séminaristes se répartissent spontanément en deux groupes : ceux de Fénérive-Est et de Tamatave, qui ont apporté sono et tam-tam, aiment danser ensemble sur des rythmes soutenus, tandis que ceux d’Ambatondrazaka et de Moramanga préfèrent se détendre en jouant aux dominos, aux échecs ou au foot.

Comment comprendre la pérennité de ce découpage ethnique, malgré les brassages, les déplacements et les mariages interethniques ? Selon le père Robert Jaovelo-Dzao, anthropologue à Diego-Suarez, l’explication est à chercher du côté des rites funéraires des Malgaches et de leur attachement à leurs ancêtres. En effet, tout Malgache se définit d’abord à partir de son district et de son village : celui d’où il vient et où il retournera après la sa mort puisque c’est dans « sa terre » qu’est le tombeau de ses ancêtres. « Du fait de cet inconscient collectif, nous ne sommes pas encore arrivés à unifier notre nation car il nous est impossible de concevoir un tombeau collectif où demeureraient tous nos ancêtres. »