Sarah, 27 ans, revient d’un volontariat de deux ans et demi en Inde, où elle a travaillé à Dharwad dans une école qui place au centre de l’éducation des enfants l’apprentissage de la musique traditionnelle hindoustanie. L’établissement accompagne gratuitement 221 jeunes de 6 à 16 ans sur la voie, à la fois exigeante et libre, de l’accomplissement personnel par l’art.
Quel rôle joue l’école Kalkeri Sangeet Vidyalaya à Dharwad (État de Karnataka) ?
Sarah : L’école est née afin de promouvoir la passion de la musique avec la certitude qu’elle est essentielle au développement de chaque enfant, en parallèle à un apprentissage académique classique. Elle est désormais bien implantée et soutenue par les artistes locaux et la ville et quatre places sont réservées pour nos élèves dans les universités de musique de Dharwad.
La musique hindoustanie, dont l’histoire est très vieille, est un genre incontournable en Inde. Elle a ses codes, ses courants et ses écoles (Gharana), regroupant des musiciens de même influence, souvent appelés à devenir des « maîtres formant d’autres artistes ». J’aime dire que c’est comme Star Wars : il y a des maîtres et des padawans, l’élève reste attaché toute sa vie à son maître ! Dharwad devient une Gharana avec des artistes de plus en plus influents en chant et en sitar (instrument à cordes). Il y a un vrai bouillonnement artistique dans la ville.
Si la musique hindoustanie paraît d’abord étrange à un auditeur qui ne la connaît pas, être dans la foule et écouter l’artiste proposer un râga puis y ajouter sa propre composition créant une tension artistique vous emporte, vous suivez le rythme des gens qui pointent des moments du morceau en applaudissant naturellement. À l’entracte, vous mangez sur le pouce dans la rue en discutant, puis tout reprend et vous êtes à nouveau transporté, comme dans un rêve où l’on s’imagine des paysages. C’est vraiment très beau.
L’art a-t-il un impact sur le développement de l’enfant ? N’y a-t-il pas un risque d’instrumentaliser ce qui est d’abord une fin en soi ?
L’étude de la musique, comme la danse ou le théâtre également proposés à l’école, a un impact évident sur la capacité d’écoute, d’attention, la rigueur et la concentration de l’enfant. C’est pour cela que l’art a une place essentielle dans la journée de nos élèves : avant d’être un moyen, c’est d’abord la finalité même d’une grande part de leur travail. Chaque jour, ces enfants se lèvent à 6h pour pratiquer librement et seul la musique. Après le petit-déjeuner, à 7h30 et jusqu’à 11h, ils étudient la musique, la danse ou le théâtre par groupe, avec un professeur.
L’après-midi est dédiée à l’étude des matières scolaires. Le soir, ils se consacrent à leurs devoirs et de nouveau à la pratique artistique et, après le dîner, s’ils souhaitent continuer à chanter ou à jouer devant et avec leurs camarades, ils sont libres de le faire. Mais il y a un équilibre à trouver entre moyen et fin. Les fondateurs de l’école considèrent que la musique doit être la finalité et les professeurs ont une exigence forte pour que les enfants deviennent de vrais artistes. En même temps, au fur et à mesure du développement de la formation, d’autres acteurs ont également fait valoir qu’il est important de laisser la liberté de choix à l’enfant.
L’art est alors un moyen pour lui permettre de construire son devenir, même si celui-ci le conduit loin de la musique, dans le développement durable ou le commerce par exemple. Il s’agit donc de permettre à l’enfant d’être libre de devenir qui il souhaite tout en exigeant le meilleur de lui-même pour la qualité de son art.
Cette rigueur et discipline que les professeurs exigent ne nuit-elle pas à la liberté créative des élèves ? Est-ce que vous formez des « révolutionnaires » ?
À l’extérieur de l’école, un maître est encore plus exigeant avec les artistes qui le suivent. Il y a un équilibre instable à mettre en œuvre. L’école a, par exemple, ouvert plusieurs clubs axés sur d’autres thématiques : du taekwondo à la musique DJ en passant par des cours de leadership. Cela a beaucoup de succès auprès des élèves mais les professeurs ont constaté depuis une baisse du niveau artistique et une trop grande indépendance des jeunes. Au départ, j’étais un peu choquée par cette confrontation entre l’art et ses exigences et la liberté de l’enfant.
Je comprends aujourd’hui davantage le point de vue des professeurs : il faut passer par l’exigence envers soi pour être libre, se brûler les doigts en répétant tel morceau pour devenir la personne que l’on veut être. Et oui, je crois que ces enfants sont des révolutionnaires. Quand je vois le parcours de Krishna et Dayanan, deux frères dont les parents sont analphabètes et sans terre, et qui sont aujourd’hui des artistes et professeurs de tabla et de chant dans des grandes villes, je me dis qu’il est certain qu’ils ont révolutionné ce que le destin leur réservait.