ENTRETIEN – L’association Saint Camille de Lellis, partenaire de la DCC en Côte d’Ivoire, a pour vocation de redonner vie aux personnes souffrant de troubles mentaux, qui sont délaissées, négligées et enchaînées dans les sociétés traditionnelles et africaines. Ses centres, en Côte d’Ivoire, au Bénin et au Togo, leur offrent des soins psychiatriques à coût social et adaptés à la réalité du continent africain, tout en accompagnant leur réinsertion.
Grégoire Ahongbonon est le fondateur de cette association lancée en 1991. En 2015 il a reçu le prix « Africain de l’année ». En 2021, il a publié son témoignage « Ils vivent enchaînés », aux éditions Artège.

Édouard et Laure sont en mission auprès de ce partenaire depuis août 2022. Édouard pour occuper le poste de directeur adjoint de l’association et Laure comme sage-femme. Cet entretien a été recueilli Édouard.
Quelle est la réalité de la prise en charge des maladies psychiatriques en Côte d’Ivoire ?
En Côte d’Ivoire, pays de 30 millions d’habitants, il n’y a qu’une trentaine de médecins psychiatres et deux hôpitaux psychiatriques publics situés dans les 2 plus grosses villes (Abidjan et Bouaké). A titre de comparaison, la France, dont les capacités en psychiatrie restent insuffisantes, compte 15 500 médecins psychiatres pour 68 millions d’habitants. Par ailleurs, les coûts de soins en psychiatrie (consultations, médicaments, hospitalisation) sont très élevés par rapport au niveau de vie ivoirien, sachant que la plupart du temps en psychiatrie il s’agit de prendre un traitement à vie. La Côte d’Ivoire ne fait pas figure d’exception sur ces sujets en Afrique de l’Ouest.
Toutes ces raisons font que de nombreuses structures privées ont été créées en psychiatrie. Parmi elles, certaines traitent la maladie mentale à l’aide de médicaments, et de nombreuses autres structures appelées « camps de prière » essayent de soigner la maladie mentale à l’aide de prières. Lors des crises, les pensionnaires de ces camps peuvent être enchaînés pendant plusieurs semaines sous le soleil, battus, etc…
Traditionnellement en Afrique, la personne atteinte de maladie mentale est considérée comme « possédée ». Sa maladie est interprétée comme un « châtiment divin » pour des fautes qu’il (ou quelqu’un d’autre) aurait commises. Les familles qui ne connaissent pas ce qu’est réellement la maladie mentale peuvent abandonner leurs membres qui en sont atteints, voire leur faire subir de (très) mauvais traitements.

Avec quel objectif votre association est-elle née ?
Dans les années 1970, j’habitais à Bouaké, Côte d’Ivoire et avais une affaire de taxis. Lorsqu’elle fait faillite du fait de la jalousie qu’elle suscitait, je sombre dans une profonde dépression. C’est un prêtre qui m’aide à m’en sortir et à retrouver ma foi. Je cherche alors à apporter ma pierre à l’Eglise, et constitue en 1983 un groupe de prière qui se met ensuite à visiter les malades et les prisonniers à Bouaké. Vers 1990, je suis frappé par une personne abandonnée dans la rue dans une poubelle, atteinte de maladie mentale, et commence à visiter ces personnes le soir dans les rues de la ville. C’est ainsi que tout commence pour l’Association Saint Camille de Lellis. Comme vous le voyez, l’ambition de départ était simplement de prendre soin de notre prochain qui était abandonné dans la rue, oublié de tous, et de lui rendre sa dignité humaine.
Comment l’action de Saint-Camille de Lellis a-t-elle évolué au cours du temps ?
Bouaké était appelée à cette époque la « ville des fous » à cause du nombre de personnes atteintes de maladie mentale qui étaient dans les rues. En 1994, nous ouvrons le premier centre à Bouaké pour héberger ces personnes atteintes de maladie mentale, dans l’enceinte du CHU. Les besoins étant immenses, notre association grandit peu à peu et est aujourd’hui présente dans 3 pays : Côte d’Ivoire, puis Bénin depuis 2004, et Togo où le premier centre a ouvert 2016.
Nous avons aujourd’hui une grosse quinzaine de centres spécialisés en psychiatrie et deux centres de santé généralistes. L’un des principes fondamentaux de notre association étant de proposer des soins à tarif social, et de ne refuser personne, vous imaginez les défis que cela représente pour répondre aux besoins des lieux où nous nous trouvons ! Nous continuons toujours à héberger, nourrir, et soigner les personnes qui errent dans les rues, ce qui est au fondement même de notre association. Par ailleurs, nous avons un réseau de centres relais pour pouvoir soigner au plus près nos patients en leur permettant d’économiser de précieux frais de transport.
La Providence ne nous a pas abandonnés malgré des épreuves importantes comme par exemple la rébellion armée de Bouaké au cours des années 2000.

Quels sont les défis que vous rencontrez actuellement ?
Les défis sont très nombreux, je dirais que le principal est l’approvisionnement régulier en médicaments. La santé financière de l’association est toujours difficile du fait des besoins.
Notre association a la particularité de faire confiance à des personnes stabilisées à la suite d’une maladie mentale pour son fonctionnement. La raison initiale de cela était le manque de moyens, qui est toujours d’actualité, mais c’est également un levier puissant pour les aider à reprendre confiance en eux et à se projeter dans leur réinsertion. Quelle n’est pas notre fierté lorsqu’un ancien patient devient à son tour responsable d’un centre ! Personne n’étant parfait malgré nos efforts soutenus, une rechute peut arriver et constituer un défi supplémentaire à relever.
Comment la présence de volontaires vous aide-t-elle à y répondre ?
Les volontaires nous aident à travers leurs compétences et leur probité à lancer ou dynamiser des activités. Il est difficile pour les faibles moyens de notre association d’avoir accès à ces compétences rapidement et en confiance. Dans certains cas, ces compétences sont d’une grande importance dans la gestion des projets que nous pouvons mener. Un grand merci à la DCC de nous aider à relever les nombreux défis de la santé mentale en Côte d’Ivoire !